15 novembre 2014 : lecture du "Court traité du paysage" au Théâtre Le Hangar - Toulouse

Pour la troisième édition de ses Histoire(s) d'Art, le Théâtre Le Hangar invite des artistes toulousains à lire des textes présentant ou commentant des peintures ou sculptures. Les images de ces œuvres sont projetés pendant la lecture.

Faisant parti des artistes conviés, j'ai choisi de lire deux extraits du Court traité du paysage d'Alain Roger, ouvrage publié en 1997 dans lequel il développe notamment sa théorie d'artialisation du paysage (prééminence de l'art dans la formation de notre regard paysager). C'est avec grand plaisir que je retrouve ce livre qui fut déterminant dans la création de ma série photographique Contre-nature Lois et paysages.

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Le premier extrait est en fait une citation d'Oscar Wilde par Alain Roger (pages 13 et 14) :

« La vie imite l'art bien plus que l'art n'imite la vie. [ ] À qui donc, sinon aux impressionnistes, devons-nous ces admirables brouillards fauves qui se glissent dans nos rues, estompent les becs de gaz, et transforment les maisons en ombres monstrueuses ? À qui, sinon à eux encore et à leur maître [Turner, ajouté par moi], devons-nous les exquises brumes d'argent qui rêvent sur notre rivière et muent en frêles silhouettes de grâce évanescente ponts incurvés et barques tanguantes ? Le changement prodigieux survenu, au cours des dix dernières années, dans le climat de Londres, est entièrement dû à cette école d'art. Vous souriez ? Considérez les faits du point de vue scientifique ou métaphysique, et vous conviendrez que j'ai raison. Qu'est-ce, en effet, que la nature ? Ce n'est pas une mère féconde qui nous a enfantés, mais bien une création de notre cerveau; c'est notre intelligence qui lui donne la vie. Les choses sont parce que nous les voyons, et la réceptivité aussi bien que la forme de notre vision dépendent des arts qui nous ont influencés. [... ] De nos jours, les gens voient les brouillards, non parce qu'il y a des brouillards, mais parce que peintres et poètes leur ont appris le charme mystérieux de tels effets. Sans doute y eut-il à Londres des brouillards depuis des siècles. C'est infiniment probable, mais personne ne les voyait, de sorte que nous n'en savions rien. Ils n'eurent pas d'existence tant que l'art ne les eut pas inventés. [...] Cette blanche lumière frémissante que l'on voit maintenant en France, avec ses singulières taches mauves et ses mobiles ombres violettes, c'est la dernière fantaisie de l'art, que la nature, il faut l'avouer, reproduit à merveille. Où elle composait des Corot et des Daubigny, elle nous offre maintenant d'adorables Monet et des Pissarro enchanteurs » Oscar WILDE, Le Déclin du mensonge, dans Œuvres, Paris, Stock,1977, vol. 1, pp. 307-308.

Le deuxième extrait est une partie du Chapitre IV NAISSANCE DU PAYSAGE EN OCCIDENT (page 73 à 79) :

"L'INVENTION DE LA FENÊTRE
Car l'événement décisif, que les historiens ne me semblent pas avoir assez souligné, est l'apparition de la fenêtre, cette veduta intérieure au tableau, mais qui l'ouvre sur l'extérieur. Cette trouvaille est, tout simplement, l'invention du paysage occidental. La fenêtre est en effet ce cadre qui, l'isolant, l'enchâssant dans le tableau, institue le pays en paysage. Une telle soustraction - extraire le monde profane de la scène sacrée est, en réalité, une addition : le age s'ajoutant au pays.
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Le Quattrocento, qui crée le cube scénique, c'est-à-dire un volume quadrangulaire pour y inscrire, en perspective, une scène, se heurte à un obstacle : la clôture de ce cube. On en sort, certes, par le devant, du côté du peintre et du spectateur, mais cette issue est fictive puisque, par  principe, on ne voit rien, sauf si l'insertion d'un miroir - autre trouvaille flamande, à ce qu'il semble introduit un effet de reflet à l'intérieur du tableau. Mais la véritable solution, c'est évidemment la fenêtre, qui troue, éclaire et laïcise la clôture sombre de la scène. Pourquoi cette seconde veduta, si le tableau, selon la formule d'Alberti, est lui-même une « fenêtre ouverte » ? Ne peut-il pas s'ouvrir directement sur un paysage, proche ou lointain ? Sans doute, mais on constate, chez les peintres italiens qui adoptent cette solution, Piero della Francesca par exemple, que leur fond de paysage s'ajuste mal à la scène, qu'il tombe comme un décor de théâtre, sans véritable profondeur, ou bien, quand celle-ci est construite,qu'il se dispose maladroitement le long des lignes de fuite.
On mesure, a contrario, la supériorité de la fenêtre flamande : le paysage peut s'y organiser librement, indifférent qu'il est aux personnages qui occupent le premier plan. Mieux que le fond de paysage, la fenêtre réunit les deux conditions que je posais pour commencer: unification et laïcisation. Il suffira de la dilater aux dimensions du tableau, où elle s'insère encore, telle une miniature, pour obtenir le paysage occidental. On s'en convainc chaque fois qu'on examine ou reproduit isolément ces fenêtres, exécutées avec une minutie extrême, signe que le peintre est tout à fait conscient de produire un tableau dans le tableau.
Prenons l'exemple de Campin, le Maître de Flémalle. Voici d'abord sa Madone à l'écran d'osier.

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Robert CAMPIN, Madone à l'écran d'osier, 1425 - 1430.

Isolons la fenêtre : on relève quelques gaucheries, sans doute, dans la construction de l'espace, mais c'est un véritable paysage.

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Robert CAMPIN, Madone à l'écran d'osier, détail, 1425 - 1430.

Considérons maintenant la Nativité du musée des Beaux-Arts de Dijon : pas de fenêtre, mais un fond.

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Robert CAMPIN, La nativité, 1420 - 1425.

Dans l'angle supérieur droit, la représentation est soignée, la perspective élaborée ; mais ce paysage s'ajuste maladroitement à la scène qui, du coup, semble rapportée ; et le malaise s'accentue si l'on observe les éléments naturels qui occupent l'angle supérieur gauche et semblent provenir du siècle précédent (on note un phénomène semblable dans L'Agonie au jardin des Oliviers de Mantegna). Là se lit, comme en creux, la fonction instauratrice de la fenêtre ; et l'on ferait le même constat, les mêmes comparaisons, chez Van Eyck, Bouts ou Memlinc. On peut sans doute -l'évolution de la peinture italienne dans la seconde moitié du XV ème siècle l'atteste - améliorer le fond de paysage, c'est à-dire son intégration à la scène, selon les règles de la codification albertienne, mais cette solution est laborieuse et, finalement, bien moins satisfaisante. Seul le passage par la veduta, paradoxal en apparence, puisqu'il se paie d'une réduction, voire d'une miniaturisation du pays, permet, en isolant celui-ci, de l'instituer en paysage. D'où je conclus que ce dernier est vraiment entré par la petite porte, ou, pour mieux dire, par la petite fenêtre... Cette minutie se redouble d'ailleurs quand les peintres flamands poussent le raffinement jusqu'à représenter - refléter - la fenêtre dans le miroir, qui, tel un oeil globuleux, condense et « globalise » le paysage extérieur. Ainsi, dans Les Époux Arnolfini de Van Eyck, le Saint Jean-Baptiste de Campin, Saint Éloi et les fiancés de Christus, et, plus tardivement, Le Banquier et sa femme de Metsijs. Il arrive même que la fenêtre se reflète dans l'oeil des personnages, chez Dürer par exemple : Les Quatre Apôtres, Vierge à l'enfant avec sainte Anne, Madone à l'oeillet ...

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Jan van EYCK, Les époux Arnolfi, détail, 1434.

DÜRER ET PATINIR 
Il est d'usage, chez les historiens, d'accorder à Patinir (1475-1524) le titre de premier « paysagiste » occidental. Si l'on entend par là qu'il fut le premier à peindre des paysages autonomes, ce titre est doublement usurpé. D'abord parce qu'il y a toujours une scène, même réduite, chez Patinir. L'extension du paysage à la quasi totalité du tableau est d'ailleurs acquise, dès la fin du XV ème siècle, chez Geertgen Tot Sint Jans, avec son Saint Jean-Baptiste dans le désert par exemple, un petit format (42 x 28cm), où la double perspective est maîtrisée, tandis que le personnage paraît surajouté.

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Geertgen tot SINT JANS (Gérard de Saint-Jean), Saint Jean-Baptiste dans le désert, 1485-1490

Ensuite parce que le premier à avoir produit des paysages sans personnages n'est pas Patinir, mais, à ma connaissance, Dürer, dans ses aquarelles et gouaches de jeunesse (dans les années 1490), si singulières et novatrices que la comparaison avec Cézanne vient spontanément à l'esprit. Car « nulle part encore on n'avait trouvé des images comme celle de Innsbruck vu du nord, Vue du val d'Arco, L’Étang dans la forêtMontagne welche et Refuge en ruine.

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Albrecht DÜRER, Innsbruck vu du Nord, 1494.

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Albrecht DÜRER, Vue du Val d'Arco, vers 1495.

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Albrecht DÜRER, Montagne welche, vers 1495.

Jamais on n'avait réalisé avec une telle économie de moyens, de manière aussi vigoureuse, des vues topographiques aussi justes, qui gardent néanmoins le caractère de la vision». Il s'agit toujours de petits formats, dont certains n'excèdent même pas celui de nos cartes postales, nouveau signe que le paysage restait un genre mineur. Ces aquarelles furent d'ailleurs inconnues du public contemporain et Dürer abandonna bientôt ce « tachisme » (le macchiato), si séduisant et moderne à nos yeux, mais qui ne convenait pas aux oeuvres nobles.
L'originalité de Patinir - « der gute Landschaftsmaler », le bon peintre de paysage, ainsi que l'appelait Dürer - tient évidemment à sa spécialisation, sans précédent, dans l'histoire de la peinture occidentale, puisque toutes les oeuvres qui lui sont aujourd'hui attribuées sont des scènes religieuses, mais insérées, enserrées et quelquefois perdues dans de grands paysages, dont la superficie excède celle des personnages. On pourrait dire que Patinir s'est contenté - mais ce fut décisif - de dilater la veduta, de l'élargir aux dimensions du tableau, inversant ainsi le rapport de la fenêtre et de la scène. Celle-ci ne trône plus, majestueuse, à l'avant de celle-là, elle y entre et s'y loge, modestement. Élargir: le verbe doit être pris au sens strict. Non seulement la fenêtre s'est agrandie, mais elle a élargi sa largeur, tandis que sa hauteur diminuait d'autant. D'où l'avènement d'une vision panoramique, particulièrement spectaculaire, même dans les petits formats, qui restent nombreux.

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Joachim PATINIR, La fuite en Egypte, 1515.

Cette représentation n'en conserve pas moins les caractéristiques de la fenêtre flamande: même vue «à vol d'oiseau », même découpage de l'espace en trois plans, brun-ocre pour le premier, vert pour le plan médian, bleu pour le lointain, même absence de dégradés, puisque, quelle que soit la distance, les détails sont figurés avec la même minutie, la même luminosité que dans les vedute de Van Eyck ou Campin. Tout se passe comme si «le bon paysagiste », conscient d'offrir à l'oeil une surface proche (le tableau), avait à coeur d'y figurer tous les détails de son pays (le paysage). Alors même qu'il réduit la taille des objets, il en sauvegarde la visibilité. Le premier paysage est scrupuleux, méticuleux, comme pour mieux s'imposer au regard, qui veut du vrai, même invraisemblable.Habituons-nous à cette idée que l'invention du paysage, malgré les apparences, ne fut pas réaliste, ni naturaliste, même si l'on a pu prétendre que Patinir avait voulu représenter les versants de la Meuse dans les reliefs tourmentés de ses toiles.
Reste le statut des personnages. En dilatant la fenêtre, Patinir retrouve,mais retourné, le problème des peintres italiens au siècle précédent.Tandis que ceux-ci ne savaient comment ajuster leur fond de paysage à la majesté obligée de la scène, Patinir, lui, éprouve quelques difficultés à installer ses personnages dans cet immense paysage, qui paraît peu hospitalier. Deux solutions : ou bien plaquer la scène, de toutes pièces, comme en surimpression, surtout dans les grands formats, où l'on dirait parfois qu'ils s'y sont mis à deux ; de fait, c'est Quentin Metsijs qui s'est chargé des personnages dans La Tentation de saint Antoine du musée du Prado (155 x 173 cm).

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Joachim PATINIR, La tentation de Saint Antoine, entre 1520 et 1524.

L'effet est d'ailleurs prodigieux et l'on ne sait ce qu'il faut admirer davantage, ces femmes, au buste lumineux, ou ce paysage, sombre et marécageux. Sinon, éliminer la scène, ou du moins la réduire, la miniaturiser, solution lilliputienne, qu'affectionne Patinir. Ainsi, dans Paysage avec saint Jérôme (36,5 x 34 cm, Londres, National Gallery), où le malheureux saint se trouve relégué dans un coin du tableau, déjà fort exigu,

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Joachim PATINIR, Paysage avec Saint Jérôme, entre 1515 et 1524.

et surtout dans L’ Extase de sainte Marie-Magdeleine (26x 36 cm, Kunsthaus, Zürich), qui se présente à nous comme une devinette : où est la sainte ? Du côté de l'énorme rocher ? On cherche en vain, et qu'importe après tout, puisqu'elle est en extase, donc ailleurs, ou partout, exit Marie-Madeleine, le paysage est né."

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Joachim PATINIR, L'Extase de sainte Marie-Magdeleine, 1512 - 1515.


Alain ROGER, Court traité du paysage, Paris, Gallimard, 1997, extraits des pages 13 et 14, et des pages 73 à 79.