Pour une mythologie des chaussures


« Mon Dieu, qu’est-ce que c’est que ce craquement ? Qu’est-ce que c’est que ces pas ? On dirait un bruit de bottes, de pas rythmés ?… C’est certainement eux ! » (Elsa Triolet, Le Premier Accroc coûte deux cents francs, 1945). Autour de 1940, la violence de l’Histoire tient tout entière dans « ce bruit de bottes, qu’écoutent, d’un bout à l’autre de l’Europe, tant d’insomnieux apeurés ! » (Roger Martin du Gard). Car ce martèlement, qui hante les récits de guerre, plus qu’une menace, est un anti-langage. À la démarche humaine, où Balzac avait tenté de reconnaître une grammaire subtile qui révèlerait la singularité des êtres, la saccade uniforme des bottes allemandes ne révèle plus rien – que la régression de l’homme à une mécanique destructrice dont le pas de l’oie donne, selon George Orwell, une image terrifiante : « Le pas de l’oie est l’une des visions les plus horribles du monde, bien plus terrifiante qu’un bombardier en piqué. Ce n’est rien d’autre que l’affirmation d’un pouvoir nu, et qui contient, intentionnellement, consciemment, l’image d’une botte écrasant un visage » (Le Lion et la licorne, 1941). Parce que la démarche dit l’individu, alors que la marche militaire en manifeste la négation, c’est le sort fait à l’humanité qui se joue dans le règne de ces bottes substituées au sens. Sous les talons nazis, la marche cesse d’être le moyen d’explorer le monde pour devenir quadrillage autoritaire d’un univers réduit à l’absurde. Les bottes récusent brutalement la liberté, largement ouverte aux séductions de la marginalité et de l’anarchie, qu’incarnait la figure du flâneur, promue depuis Poe et Baudelaire en porte-parole d’une pensée souveraine et vagabonde. En 1862, l’écrivain américain Thoreau, qui avait manifesté son indépendance menant deux années durant une vie solitaire dans les bois, avait publié un article intitulé Walking dans lequel il jetait les fondements d’un art de la marche posée comme la condition nécessaire d’un renouvellement philosophique et esthétique. La marche devient ainsi un principe de déplacement de l’être dont Nietzsche, chantre d’une philosophie en mouvement, devait affirmer l’importance : « Seules les pensées qui vous viennent en marchant ont de la valeur » (Crépuscule des idoles, 1888).
Dans cette célébration de la déambulation, conçue comme apologie de la souveraineté de l’individu, la chaussure ne constitue nullement un accessoire indifférent. « La chaussure, assure Claudel dans son commentaire au Cantique des Cantiques, est ce qui sépare le pied de la terre, qui l’exhausse, qui l’empêche d’être souillé par la boue et meurtri par l’obstacle. C’est de la foi, c’est de l’idée, c’est du ciel, qu’il faut nous mettre aux pieds si nous voulons assurer notre avancement » (Commentaires et exégèses, 1963). Interface de l’être et du monde, la chaussure emblématise alors l’engagement dans l’existence et la force des passions, sur un mode qui, n’en déplaise à Claudel, n’est pas toujours édifiant. Car c’est la réalité du corps, l’homme tangible, vivant, jouissant et souffrant que protège et révèle à la fois cette gaine de cuir ou de toile, tour à tour raffinée ou rudimentaire, grossière ou sensuelle, dont Freud a montré le rôle complexe qu’elle joue dans les fixations du fétichisme où elle représente le phallus introuvable de la mère. Elle cristallise les pulsions du désir suivant des modalités que la littérature a largement exploitées, de Rétif de la Bretonne à Mirbeau, Buñuel et tant d’autres. Mais au-delà des enjeux liés à la différenciation sexuelle, c’est plus largement à la question de l’identité et de la reconnaissance de soi que se rapporte ce qu’il faut bien appeler une mythologie des chaussures.
Dans The Red Shoes (1948), adaptation cinématographique d’un conte d’Andersen par Michael Powell et Emeric Pressburger, l’héroïne, une danseuse à qui un cordonnier diabolique a offert des chaussons enchantés, se trouve entraînée malgré elle dans une danse forcenée que rien ne peut arrêter, comme si un autre gouvernait ses mouvements et s’était approprié la conduite de sa vie. C’est à la dissonance entre le personnage et les chaussons que le conte redoit ici son inquiétante étrangeté. La chaussure est l’empreinte de celui qui la porte, elle se fait à lui et reconduit, comme dans une seconde peau, les plis les plus secrets de son identité. Quand le Petit Poucet, mieux loti que l’héroïne des Chaussons rouges, enfile les bottes de sept lieux subtilisées à l’Ogre, « comme elles étaient Fées, elles avaient le don de s’agrandir et de s’apetisser selon la jambe de celui qui les chaussait, de sorte qu’elles se trouvèrent aussi justes à ses pieds et à ses jambes que si elles avaient été faites pour lui » (Charles Perrault). Mais le Petit Poucet, héros gagneur et positif, peu enclin à se laisser abattre par les vicissitudes de l’existence, ignore précisément toute fêlure intérieure. Il adhère à lui-même tout autant que les bottes enchantées à son pied et c’est cette positivité inébranlable qui lui permet par exception de s’adapter sans dommage aux chaussures d’un autre, là où nombreux sont ceux qui ne peuvent se faire aux leurs.
Pieds nus, l’homme dépouille ce qui le fait singulier ; il se réduit à sa seule condition humaine. L’Homme qui marche de Rodin est acéphale – pieds nus, mais sans visage, homme sans qualités échappant aux déterminations de la vie individuelle pour n’être plus qu’une allégorie de l’humanité. Il y a là un renoncement auquel la mystique des ordres religieux déchaussés a donné ses lettres de noblesse, mais que le pessimisme contemporain a pu conjuguer sur le mode d’une tentation d’ailleurs impossible à satisfaire. En 1952, le héros grabataire de Malone meurt, après avoir longuement décrit le manteau du vieux Macman, décide de s’en tenir là : « Voilà pour le manteau ; je me raconterai des histoires sur les chaussures une autre fois, si j’y pense » (Samuel Beckett). Mais ces histoires de chaussures n’arriveront pas. Rejetées dans la zone indécise d’une narration à venir, les chaussures ainsi laissées pour compte restent le sujet d’un roman possible mais avorté, comme si le conteur maladroit qu’est Malone ne pouvait se confronter à un objet aussi expressif. Elles reparaîtront pourtant, la même année, sous la forme d’un accessoire obsédant, dans En attendant Godot. À l’ouverture de la pièce, Estragon tente désespérément d’enlever ses souliers. Ils sont trop étroits, ils le font souffrir – les quitter, les laisser à un autre, en trouver à sa taille devient alors un enjeu récurrent du texte, comme si le désir d’un monde à sa mesure se concrétisait dans l’obstination du personnage qui enfile, abandonne, retrouve, réessaie le godillot récalcitrant. Ôter et remettre ses chaussures : diversion, délassement, distraction – « On trouve toujours quelque chose, hein, Didi, pour nous donner l’impression d’exister » (Samuel Beckett). L’existence des héros beckettiens, pourtant minimale, est alternativement un supplice insupportable et un pauvre passe-temps. S’essayer à vivre – à se pourvoir d’une paire de chaussures quand on ne veut aller nulle part – n’est qu’un divertissement absurde. Enlever ses chaussures, s’en séparer, les oublier : se dépouiller de soi-même, est-ce un geste possible ? Comme le souligne Annie Ernaux en commentant le caractère émouvant des chaussures abandonnées sur le sol après l’amour, celles-ci sont « le seul élément […] qui conserve la forme d’une partie du corps. Qui réalise le plus la présence à ce moment-là. C’est l’accessoire le plus humain » (L’Usage de la photo, 2005).
Il y a eu, à l’origine – dans ce lieu mythique des commencements que chacun de nous réinvente sans cesse – la mort énigmatique du philosophe Empédocle, vénéré à l’égal des dieux, dont on retrouva, selon la tradition, la sandale sur le bord du cratère. Abîmé dans la fournaise, le philosophe thaumaturge désireux dit-on, d’attester sa qualité divine par une disparition mystérieuse, aurait ainsi laissé cette dépouille. La trace de ce suicide philosophique a hanté la pensée occidentale depuis l’Antiquité : entre pessimisme radical et affirmation paradoxale de la volonté de puissance nietzschéenne, le sens du geste d’Empédocle constitue une interrogation complexe dont la prégnance s’articule obstinément autour de cet objet dérisoire et bouleversant qui constitua l’indice de l’identité de la victime. Car indépendamment des interprétations contradictoires qui, de Hölderlin à Nietzsche, de Schopenhauer à Heidegger, ont couru sur les motivations de ce suicide, reste la fameuse sandale autour de laquelle s’articule la légende. Bachelard y voulut voir un symptôme : il nomme “complexe d’Empédocle” cette tentation d’une disparition totale dont le saut dans l’Etna est supposé témoigner. Disparition imparfaite cependant puisqu’un vestige réchappé du désastre témoigne que la disparition a eu lieu et que l’être ainsi absenté subsiste, sur le mode paradoxal du signe qui atteste sa mort. Que ce signe soit une chaussure n’a rien d’un hasard : il fallait une trace qui pût attester l’identité singulière du disparu. Les témoignages rassemblés par Diogène Laërce font d’ailleurs état d’une bizarrerie ; la sandale aurait été de bronze. Trait singulier d’un homme qui se considérait comme un dieu que de préférer au confort du cuir le matériau incommode dont on fait les statues ! Tout se passe comme si la tradition ancienne tentait, au prix d’une absurdité pratique, de concilier la surhumanité du philosophe et la nécessité du seul vestige qui en pût attester l’identité. Veuve de celui qui l’avait portée, la sandale d’Empédocle fait cependant signature. Elle témoigne que c’est lui – et nul autre – qui aventura son corps mortel dans la fournaise du volcan. Car la chaussure dit, sans conteste, celui qui l’a portée ; elle est l’enveloppe, ajustée à un seul, où s’est moulée la personne. Telle est bien, en des traditions plus populaires, la leçon de Cendrillon : le gentilhomme chargé de retrouver la propriétaire de la fameuse pantoufle de verre, ayant invité la jeune fille à l’essayer, « vit qu’elle y entrait sans peine, et qu’elle y était juste comme de la cire ». La formule de Perrault est curieuse ; car la pantoufle de Cendrillon, faite tout comme celle d’Empédocle d’un matériau dépourvu de souplesse, qui interdit au pied étranger d’en forcer l’enveloppe pour l’astreindre à une forme étrangère, paraît moulée sur le pied de Cendrillon.
La chaussure est vestige (vestigium en latin, “trace du pas”) à travers les mythologies auxquelles elle donne lieu, c’est un art de mémoire qui est en jeu. La chaussure convoque avec elle le fantôme de celui qui l’a portée. Elle tient sans doute cette puissance invocatoire de la proximité intime du corps : cette chaussure faite à elle « juste comme de la cire », pourrait bien ne se figer, se rigidifier, devenir bronze ou verre qu’à l’instant où elle se sépare du pied qu’elle habillait. Portée, la chaussure est pour ainsi dire indissociable du pied auquel elle s’adapte ; puis abandonnée, perdue, devenue veuve, elle ne le signifie plus que sur le mode désespéré de la perte et de l’irrémédiable. À l’extrémité d’une Histoire devenue absurde, le mythe d’Empédocle se conjugue sur le mode d’une prolifération tragique : en entrant dans Auschwitz, les Soviétiques y trouvèrent 45 500 paires de chaussures ayant appartenu aux victimes – inflation terrifiante du vestige produit mécaniquement par l’univers concentrationnaire – aujourd’hui exposées dans des vitrines dont Dürrenmatt souligne, dans L’Édification (1985), le caractère équivoque  : « une exposition qu’on dirait installée par Beuys ». L’inversion du rapport de ressemblance qui convertit la violence du réel en spectacle prolonge, jusque dans la commémoration, la tentation, aux relents négationnistes, d’une déréalisation de l’être. Pourtant – et la photographie, dont Barthes a mis en évidence le caractère fondamentalement mortifère, en témoigne mieux peut-être que l’exposition in situ–l’amoncellement de ces chaussures usées, qui conservent avec elles le fantôme des corps évanouis dans les crématoires, impose à la mémoire l’image de ceux qui les ont chaussées, déformées et habitées. D’Empédocle, disparu volontaire aux ambitions divines, aux anonymes d’Auschwitz, quelque chose survit qui réordonne l’Histoire – un soulier.


Vérane Partensky
texte commandé par le Printemps des Arts de Monte-Carlo - 2009.